boatInspirée d’un livre de Erich Scheuermann intitulé Le Papalagui. En le lisant, j’ai pu voir dans son regard la résonance si importante dans ce questionnement de la perception et du yoga, du point de vue. Son regard nous permet de voir le reflet de notre réalité bien différente de celle que nous percevons.

Il s’agit de Touiavii, chef de tribu sur une île de Samoa, qui a visité l’Europe, entre 1915 et 1920, et en a rapporté des notes à l’intention de ses frères des îles, qui ont été publiées en 1920. Le regard qu’il porte sur le Papalagui, autrement dit le Blanc, est celui d’un Éveillé qui n’a manifestement jamais eu à passer par les affres de l’enfermement en soi. Tout ce qui nous enferme, nous les “civilisés”, et nous coupe de la réalité vivante, et qui nous semble tellement naturel – bien à tort, suscite en Touiavii un étonnement sans fin, mêlé de pitié et d’inquiétude. Son regard nous offre un point de vue sur nous-même d’une richesse implacable plus riche, pur et sincère que nous n’aurions pu faire nous-même.

En voici un extrait :

«Le Papalagui a un véritable but de ses pensées, c’est une manière d’agir qu’il indique lui-même dans le mot : connaître. Connaître, ça veut dire avoir une chose si près des yeux, que, le nez dessus, on passe à travers. Dans la tête des enfants aussi, on pousse des quantités de pensées, tant qu’elles y entrent. Ils doivent de force ronger chaque jour leur quantité de nattes à penser (livres). Seuls les plus sains repoussent ces pensées ou les laissent passer par leur esprit comme à travers un filet. La plupart malheureusement surchargent leur tête avec tant de pensées qu’il n’y a plus de place à l’intérieur, et la lumière n’y pénètre plus. La plupart trimbalent un poids si lourd dans leur tête que leur corps fatigué et épuisé se fane avant l’heure.»

Son regard ouvre le nôtre, nous ouvre les portes d’une nouvelle façon de voir, une ethnologie fraîche et distante nécessaire à une nouvelle perception qui s’offre directement à nous.

Il raconte pour autre exemple que le Papalagui habite comme les fruits de mer dans une coquille dure. Il vit entre des pierres. Sa hutte ressemble à un coffre en pierre debout. Un coffre plein de cases et de trous. On ne peut rentrer et sortir de sa coquille de pierre qu’en se glissant par un seul endroit. Le Papalagui appelle cet endroit l’entrée quand il entre dans la hutte, la sortie quand il en sort, bien que les deux ne soient qu’une seule et même chose. Mais on n’en est qu’au début et il faut encore pousser plusieurs battants, ce n’est qu’ensuite qu’on est vraiment dans la hutte.

La plupart des huttes sont habitées par plus de gens qu’un seul de nos villages, on doit savoir exactement le nom de la famille à qui l’on rend visite. Car chaque famille a sa propre part du coffre de pierre, soit en haut, soit en bas, soit au milieu, à droite ou à gauche ou tout droit. Et une famille ne sait souvent rien de l’autre, absolument rien, comme s’il n’y avait pas seulement un mur de pierre entre elles mais trois îles et de nombreuses mers. Ils savent souvent à peine leurs noms, et quand ils se rencontrent devant le trou où ils se glissent, ils ne se saluent qu’à contrecoeur ou bourdonnent comme des insectes ennemis. Comme s’ils étaient fâchés de devoir vivre proches les uns des autres.

Au milieu des fentes on ne voit que rarement la bonne couleur du ciel, parce que dans chaque hutte il y a au moins un, souvent plusieurs foyers, et l’air est presque toujours rempli de fumée et de cendre.[1]

Le regard de l’autre, ce miroir change notre perception, ouvre le champ de ses possibles.

Clarissa Pinkola Estès, psychothérapeute américaine, a consacré un ouvrage aux vertus d’une force instinctuelle qu’elle nomme aussi « nature sauvage ». Je me suis également inspirée de son point de vue pour aiguiser le mien sur la perception.

« Le mot sauvage n’est pas utilisé dans son sens moderne et péjoratif, d’“échapper à tout contrôle”, mais dans son sens originel de “vivre une vie naturelle” », en accord avec ses rythmes biologiques et ses aspirations profondes, écrit-elle dans Femmes qui courent avec les loups.

La thérapeute appelle encore « créature » cette source de créativité que la culture tend à museler, mais à laquelle les femmes, au détour d’expériences fondatrices comme la maternité, peuvent avoir de nouveau accès.

Cette “psychanalyste guérisseuse” a mis des mots sur ce que je ressentais depuis longtemps : le besoin des femmes contemporaines de “retrouver une terre dont elles gardent la nostalgie sans vraiment l’avoir connue”, de se reconnecter à l’énergie aimante et puissante du féminin… Les contes qu’elle propose pour que chacune revivifie son instinct malmené “travaillent” en profondeur. Ils rendent la créativité.

Quand nous abandonnons nos dents, nos griffes, nos sens, notre odorat et nous dépouillons de notre nature sauvage contre quelque chose qui semble a priori riche, mais se révèle une coquille vide, nous faisons ce marché sans prendre conscience du chagrin, de la douleur, du bouleversement qu’il va nous apporter.

C’est quand Béatrice, ma professeur de yoga, a proposé de vérifier que notre mâchoire soit relâchée, que j’ai constaté pour la première fois que je serrais les dents. C’est quand j’ai lu Femmes qui courent avec loup que j’ai compris, conscientisé que derrière ce serrage et mes grincements de dents intempestifs toutes les nuits se cachaient sans doute une gentillesse pour les autres mais contre moi.

Nous pouvons agir intelligemment dans la vie courante et pourtant rares sont ceux d’entre nous, qui à la première occasion, ne vont pas faire le mauvais choix comme un acte pathologiquement autodestructeur.

Mais souvent cela se révèle comme la première marche initiatique vers l’éveil.

Cet assoupissement psychique, nous marchons, nous parlons et pourtant nous dormons. Nous aimons, nous travaillons, mais nos choix nous trahissent ; les aspects voluptueux, curieux, positifs, incendiaires de notre nature ne sont pas totalement sensitifs.

Au lieu de laisser l’éventualité de l’illumination emplir notre vie, nous nous retrouvons dans une sorte d’obscurcissement. Notre capacité extérieure à pénétrer la nature des choses et notre vision intérieure sont en train de ronfler de concert. Notre lumière irradie une beauté à couper le souffle mais nous n’en avons pas conscience.

Prenons quelques exemples : quelqu’un se marie pour de mauvaises raisons et se coupe de la créativité. L’un à certaines tendances sexuelles et se force à en avoir d’autres. L’autre a envie d’être quelqu’un d’important, ou de réaliser quelque chose d’important et au lieu de ça, il reste chez lui à faire des cocottes en papier. L’une a envie de vivre sa vie et se borne à économiser des petits bouts d’existence comme de la ficelle. Une femme est une personne à part entière et pourtant elle fait don de parties d’elle-même à tous les amants qui croisent sa route. Une femme regorge de créativité et va inviter tous ses amis à venir la vampiriser. Quelqu’un a besoin d’avancer et quelque chose en elle lui chuchote «Non, être pris au piège, c’est la sécurité !». C’est là l’aveuglement.

Sans la nature perceptive, notre regard intérieur est occulté par une main d’ombre et nous passons la majeure partie de nos journées à souhaiter que tout soit différent, nous oublions pourquoi nous sommes là, nous en faisons trop ou pas assez, nous restons dans un silence glacé alors qu’en fait nous brûlons.

Nous sommes stérilisés, perdons la santé.

Ne vous êtes-vous jamais demandé pourquoi cette chose fait défaut aux êtres humains ?

Comment se fait-il que vous en tant qu’être humain, qui êtes si capable, si habile, si rusé, si compétitif, qui allez dans les cieux et à l’intérieur de la terre, et sous la mer n’ayez pas cette unique chose qui importe ?

Si vous êtes passionnément à la découverte de ce pour quoi vous ne l’avez pas, vous saurez qu’elle est là. De même lorsque vous vous adonnez avec votre esprit, votre coeur, vos nerfs, vos yeux…

L’homme qui se sait silencieux, qui sait qu’il aime ne sait pas ce qu’est l’amour, ni ce qu’est le silence.[2]

Heureusement même la nature perceptive la plus opprimée a sa vie secrète…

Nous savons intuitivement qu’un jour il y a aura une opportunité et que la nature perceptive pourra s’échapper.

C’est là aussi que cela commence. Nous souffrons tous pour cela. Et il y a peut-être des années, voire des décennies d’abandon. Le réveil brutal est douloureux mais il y a compréhension : la douleur devient consciente. Nous pouvons donc en faire quelque chose. Nous en servir pour apprendre, devenir «sachant».

Qu’importe la culture, l’époque, le contexte politique, notre nature perceptive ne change pas.

Nous sommes alors poussés à tendre l’oreille et à comprendre comment rester simple et pur.

Si nous écoutons les voix de nos rêves, les images, les histoires – surtout issues de nos vies – notre art, les disparus, et nous-mêmes quelque chose va nous être transmis.

Le yoga nous montre le chemin, affermit ce processus.[3]

Nous allons voir ensemble comment le yoga nous accompagne dans cette prise de conscience, du discernement à la lumière en passant par les amis de la perception ; intuition, émotion, ressenti.

Nous aurons l’ambition, après avoir mis la lumière sur la perception en tant que principe du yoga de comprendre comment, en abordant la pratique du yoga jusqu’à la méditation en passant par la notion de temps présent.

Nous aboutirons enfin à la finalité de cette perception pour le yoga.

GG 2013

[1] E. Scheurmann Le Papalagui

[2] Krishnamurti Se libérer du connu

[3] C. P. Estés Femmes qui courent avec les loups